Les boulettes de fioul qui circulent en mer et arrivent sur le littoral
Fin mars 2003, les navires européens spécialisés et les bateaux de pêche français et espagnols mobilisés pour contribuer à la lutte en mer contre la pollution du Prestige ont cessé de ramener des quantités significatives de boulettes et de galettes de fioul. Après les centaines de tonnes par jour et parfois plus au mois de mars, les bateaux qui continuaient à sortir en maintien des dispositifs ne rapportaient plus que quelques tonnes par jour à eux tous, puis bientôt quelques tonnes par semaine. En même temps, les vols de surveillances avaient cessé de signaler des concentrations récupérables. Les autorités françaises et espagnoles ont alors demandé à leurs experts si la pollution du Prestige tirait vraiment à sa fin, ou si de mauvaises surprises étaient encore à craindre. Le Cedre et ses homologues ont rassemblé de leur mieux toutes les données existantes sur l'importance du déversement et les quantités récupérées en mer et sur le littoral par les uns et les autres. L'analyse de ces données a montré trop d'incertitudes sur de nombreux points pour permettre un pronostic fondé. Divers points se sont éclaircis depuis. Mais il reste encore impossible, début novembre 2003, de quantifier précisément de ce qui reste en mer.
L’estimation de la quantité déversée
Après les interventions de repérage et de colmatage faites avec le Nautile, le comité d’experts espagnol chargé d'estimer la quantité de fioul restant dans l'épave a produit le 13 février 2003 un rapport final donnant une quantité de 37 517 tonnes. En acceptant que le navire transportait un peu plus de 77 000 tonnes de fioul, comme indiqué par l'armateur, cela impliquait un déversement de l'ordre de 40 000 tonnes, auxquelles s'ajoutaient les fuites résiduelles de l’épave, données sur la base des explorations du Nautile à 2m³/ jour après les colmatages de février et réduites à 0,7 m³/jour après les plongées de juin.
L'expérience de cas antérieurs nous a montré que ce genre d’estimation est très difficile. Dans la quasi-totalité des cas connus, la quantité réellement trouvée dans l'épave s'est révélée inférieure à l'estimation, parfois très largement. La quantité déversée pouvait donc se limiter aux 40 000 tonnes de l'estimation, ou être proche de 45 000 tonnes, voire plus. Ce pronostic prudent s'est révélé en deçà de la réalité : l'exploration détaillée, réalisée par les spécialistes de l'intervention profonde de la société pétrolière nationale REPSOL, a fait apparaître le 26 août qu'il restait à peine 14 000 tonnes de fioul dans l'épave.
Cette information a conduit le gouvernement espagnol à chiffrer le déversement du Prestige à 63 000 tonnes, sous réserve que le chargement du navire ait bien été la quantité déclarée par l'armateur. Sur cette masse, 5% au plus ont pu s'évaporer dans les jours suivant leur arrivée en surface. Environ 60 000 tonnes de produit lourd et très stable ont donc circulé en mer avant d'être en partie récupérées, soit plus de trois fois la pollution de l'Erika.
L'estimation de ce qui a été récupéré
Le total récupéré en mer se montait fin avril 2003 autour de 50 000 tonnes d’émulsion plus ou moins mélangée d’eau huileuse, d’algues et de déchets divers, avec une marge d’erreur possible de l’ordre de 5 %. Il n'a que très peu augmenté ensuite, arrivant à 55 540 tonnes en novembre 2004. En récupération à terre, la quantité totale de matériaux souillés enregistrée à la mi-août 2003 se montait aux environs de 100 000 tonnes, dont 80 000 tonnes pour l'Espagne et 20 000 tonnes pour la France, avec une sous-comptabilisation vraisemblable de 5 à 10%. La progression a été limitée depuis : en novembre 2004, le total se montait à 115 200 tonnes, dont 89 740 pour l'Espagne et 25 470 pour la France.
Dans cette pollution comme dans bien d'autres, l’urgence des opérations de lutte a fait qu'il n'a pas été tenu de comptabilité exhaustive du taux de fioul dans chaque lot d’émulsion récupérée en mer et de sédiments souillés récupérés à terre. Sur la base des exemples passés et des données partielles qui sont disponibles, ces taux semblent aujourd'hui sensiblement plus élevés que pour l'Erika. Les quelque 55 000 tonnes récupérées en mer contenaient vraisemblablement pas moins de 19 000 tonnes de fioul, peut-être jusqu'à 23 000 tonnes. Les quelque 115 000 tonnes de matériaux souillés récupérés sur le littoral contenaient elles aussi au moins 20 000 tonnes de fioul, peut-être jusqu’à 27 000 tonnes. Ce sont donc au total 39 000 à 50 000 des 60 000 tonnes de fioul déverses qui ont été récupérés sur le littoral, peut-être un peu plus s'il se confirmait que certaines composantes de ces estimations globales sont excessivement prudentes.
L'estimation et la destination de ce qui reste en mer
Aux quantités ramassées, évaluées plus haut avec l'approximation qu'on peut constater, s'ajoutent ce qui a été repéré sur le fond, ce qui reste piégé dans les failles et les éboulis du littoral, ce qui a pu être biodégradé et ce qui flotte encore en mer.
Ce qui a été repéré sur le fond est estimé autour du demi-millier de tonnes par les spécialistes espagnols. Il n'y a pas d'estimation de ce qui rester piégé dans les failles et les éboulis du littoral. Compte tenu de l'expérience de l'Erika et de la nature du littoral affecté, en particulier sur la côte cantabrique espagnole, il est pour nous très vraisemblable que cette quantité dépasse le millier de tonnes, voir atteint plusieurs milliers de tonnes. Ce qui a pu être biodégradé est a priori très faible, mais des études en cours en Galice annoncent des performances sans précédent, à partir de peuplements bactériens naturels.
Le dernier poste, ce qui flotte en mer, n'est pas plus facilement estimable que les autres. En procédant par différence, on aura nécessairement conscience qu'il se compte encore en milliers de tonnes. Mais les boulettes sont trop fragmentées et dispersées sur une surface trop vaste pour permettre des observations directes (les observations aériennes et maritimes restent la plupart du temps négatives) et encore moins des mesures.
A défaut de voir, il était important de savoir vers où dérivait ce qui ne s’était pas échoué sur les côtes. La modélisation étant peu fiable à long terme, en l’absence de recalage par des observations de nappes, la seule indication possible était celle que pouvaient fournir des bouées de surface utilisées en expérimentation pour leur dérive très comparable à celle de nappes d’hydrocarbure. Un programme de mise à l'eau et de suivi des bouées de ce type, a été mis en place, au-dessus de l'épave dans le cadre du Biscaye-plan et dans le golfe de Gascogne, par la Marine nationale, le Cedre, SASEMAR et la fondation basque AZTI. Les résultats sont décrits dans le dossier "La dérive des bouées".